Vendredi 26 juillet 2013 à 23:50

Pour les rares parmi vous qui n'ont allumé ni leur téléviseur, ni leur radio, ni leur connexion internet au cours des (au moins) deux dernières années, ceci vous surprendra peut-être : la compétitivité est le nouveau fer de lance de l'économie mondiale, le levier qui permettra aux économies nationales de redresser la barre et de relever le défi de la croissance économique. Du moins, si l'on en croit les imprécations de celles et ceux (responsables politiques, dirigeants de grandes entreprises, "journalistes", simple quidam) qui sont les tenants de la nouvelle doxa économique, d'obédience néo-libérale comme de bien entendu.

Or, comme nous en avons maintenant la triste habitude avec les théories néo-libérales, le matraquage médiatique - qui s'apparente plus au lavage de cerveau qu'à de la propagande soigneusement distillée - ne parvient pas à dissimuler les énormes failles économiques, sociales et même sémantiques d'une telle idée. La théorie de la compétitivité, c'est celle que l'on nous vend sous le terme infantilisant de "gagnant-gagnant". Disons que l'idée est d'appliquer presque stricto sensu la grille de lecture et les outils de la compétitivité entre les entreprises à des territoires (régions, pays, etc). Ce qui dès le premier abord peut paraître imbécile en raison des immenses différences que l'on rencontre entre entreprises et territoires est pourtant globalement accepté comme une approche rationnelle et presque moderne du fonctionnement de l'économie.

Evoquons, pêle-mêle, quelques-unes des différences fondamentales entre une entreprise et un territoire :

- Le but d'une entreprise à modèle capitaliste est de générer des profits, ce qui n'est pas la priorité d'un territoire.

- Un territoire ne se borne pas à exister en tant qu'entité économique, c'est peut-être même la dernière chose qui le caractérise. Un territoire est un agrégat (entre autres) de personnes, de milieux, de cultures, d'une histoire... ce qui est très loin d'être le cas en entreprise, sauf si l'on cède au diktat du storytelling dont usent et abusent des multinationales comme Apple ou McDonald's, se voulant nouvelles références culturelles. (1)

- Il est concevable, surtout dans nos économies libérales, qu'une entreprise soit notée principalement en fonction de ses performances économiques, puisque c'est a priori sa fonction première.

Or, le nouveau paradigme économiste conçoit les territoires comme des entreprises en concurrence, en recherche d'attractivité et de baisse des coûts (donc, de compétitivité). Ces territoires se doivent donc de traquer leurs déficits et de dégager un maximum d'excédents de budget. Ces territoires doivent mettre au pas (ou au moins en veilleuse) toute une batterie de programmes sociaux-culturels et autres afin de se focaliser sur leur situation économique au sein de l'économie mondiale. Enfin, ces territoires sont scrutés à la loupe des outils néo-libéraux, prétendument les seuls à même de rendre compte objectivement de l'état des dits territoires, au détriment de tous les autres indicateurs pertinents qui existent dans ce monde (et dont le PIB et même l'IDH ne font certainement plus partie, au passage).

D'apparence anodine, ce changement de paradigme est pourtant lourd de conséquences :

Premièrement, la subordination des territoires à l'économie. Les multinationales et les grands établissements bancaires sont les plus grands argentiers de la planète, qui concentrent une part démesurée des richesses mondiales. Alors qu'auparavant les territoires avaient, pour la plupart, assez de puissance pour réguler ou légiférer à leur convenance leur économie, ils sont maintenant inféodés et suspendus aux décisions de ces argentiers et des institutions sous leur contrôle (ou qui, à défaut, les soutiennent) : FMI et Banque Mondiale en tête. En cause, mais pas que, le formidable élan dérégulateur des années 80-90 qui a permis à l'économie financière de se développer de façon exponentielle, tout comme l'actionnariat spéculatif.

Ensuite, c'est la gestion de ces territoires qui se retrouve affectée. La mode, à l'heure actuelle, est de considérer un territoire comme une vaste entreprise qui peut se manager. D'où, déjà, l'apparition de classement : rankings, benchmarkings... mais également des systèmes de notation qui font les délices de notre esprit critique : Ces fameuses lettres AAA dont on nous a tant parlé et vanté les mérites... et bien nous nous sommes aperçus que lorsqu'elles disparaissaient, on pouvait s'en moquer royalement. Ce qui n'était pas le son de cloche des politiques de tout bords, ce qui nous conduit à nous interroger sur qui sont les cloches... bref. Plus rigolo encore, c'est depuis que la note de la France est au plus bas chez les trois principales agences de notation que notre pays peut emprunter au taux le plus bas jamais enregistré, jusqu'à recevoir des emprunts négatifs. C'est à dire que les investisseurs sont prêts à allonger la monnaie, pourvu qu'ils puissent nous prêter de l'argent... 

Hélas, si ces quelques lignes font sourire, le rictus va vite vous apparaitre à la lecture de celles qui suivent : cette mise en compétition des territoires, non seulement propage la mondialisation marchande, mais en plus fait reculer l'idée même du cosmopolitisme. Oui, vous savez ? Cette vieille idée pour laquelle énormément de personnes sont mortes, qui consiste à croire en la capacité de l'être humain à reconnaitre ce statut à tout un chacun, quelque soit son lieu de naissance, son apparence, sa langue... ce que nos cher(e)s croisés du néo-libéralisme qualifieront joyeusement d'utopie. (2)

Ce délitement des relations, cette mise en concurrence ne s'exerce pas seulement entre les territoires, mais à l'intérieur même de ces derniers, entre ce qu'on appelle les "agents économiques". En l'occurrence : les entreprises, les associations, vous, moi, etc... chaque "agent" se voit "contraint" d'être compétitif au sein d'un territoire qui se doit d'être lui même compétitif. C'est une course à la compétitivité qui se déroule sur plusieurs échelles. Au niveau de la vie quotidienne, cela se traduit par une marchandisation des rapports humains, par la déliquescence des services publics, abandonnés par les pouvoirs publics dans une logique de baisse des coûts (au nom de la compétitivité), repris en main par des entreprises privées qui en détruisent la notion et la fonction (au nom de la compétitivité) afin de les orienter vers une vulgaire service marchand (au nom de la compétitivité).

Sans même parler du fait que nos joyeux lurons du monde politico-financier semblent oublier que le bonheur est le meilleur stimulant et le plus grand désir de la plupart d'entre nous, cette liste sordide commence à être bien longue... mais les failles sont encore plus nombreuses.

Le biais le plus "beau" est à la fois le plus important et le moins médiatisé : il s'agit de la fusion entre la notion de compétitivité et la baisse du coût du travail... ce qui renseigne beaucoup sur l'origine de cette théorie et les intentions de ses promoteurs. A AUCUN MOMENT, sinon pour effet d'annonce purement politicien, n'a été sérieusement envisagé une amélioration de la productivité par la chute des coûts du capital. Navré pour les traumatisé(e)s des cours d'économie au lycée, mais expliquons cela simplement : la part du capital se définit par le capital fixe (cette bonne vieille "formation brute de capital fixe"), c'est à dire celui nécessaire au lancement, à l'entretien et à la pérennisation d'un projet. Capital "obligatoire" en quelque sorte. Vient ensuite le capital "flottant", celui qui provient des dividendes et des bénéfices. Jamais réinjecté, ou si peu, ce capital devient vite une manne pour les rentiers. Une manne au coût exorbitant pour les collectivités, qui n'a pourtant pas été sollicitée lorsqu'il fut "nécessaire" de racheter des centaines de milliards d'euros d'obligations pourries via les finances publiques, dans le but de renflouer les banques qui confondent naïvement les activités de dépôt et de finance... (3)

Surtout, la compétitivité est le meilleur moyen de poursuivre notre avancée dans l'aventure de la galère économique généralisée. Car ne nous y trompons pas, les argentiers actuels s'enrichissent considérablement depuis quelques années (4), alors que leurs établissements sont prétendument en crise et au bord de la faillite. Rien de tel, dans ces cas là, que de licencier des dizaines de milliers de personnes et de recruter moitié moins de travailleurs précaires : cela améliore le ranking, donc la compétitivité. CQFD.

Enfin, la théorie de la compétitivité est en totale opposition avec les mouvements plus ou moins récents de contestation et de contre-propositions à l'ordre établi. Alors que l'idée (et la nécessité) d'une transition écologique est toujours plus revendiquée (mais nettement moins médiatisée), les décideurs politiques et leurs amis qui tiennent les cordons de la bourse s'enferrent toujours plus dans le mythe éculé de la Croissance infinie et du progrès. Ceci, à l'heure où nous surexploitons largement les ressources naturelles et l'être humain sur la planète. (5)
Pire, elle augmente les inégalités. Il n'y a qu'à voir le traitement de choc réservé à la Grèce. Véritable laboratoire des politiques applicables à l'ensemble de l'Europe en matière de compétitivité, la situation est telle que même le FMI se met à doucement critiquer son action au sein du pays. La pauvreté qui règne là-bas est bien plus forte que ne le laissent penser les bien trop rares reportages diffusés sur une quelconque onde en France. (6)

Soyons clairs : la théorie de la compétitivité nous prend pour des cons. On nous la présente comme une règle économique qui n'engendrerait que des gagnants, une compétition saine et vertueuse, loin de toute forme de régulation. Les compétitions amicales existent, bien sûr. Mais on y désigne toujours un vainqueur. Alors que dire d'une bagarre à toute épreuve, ponctuée d'ententes cordiales profitables ? Car l'objet de la compétition, ici, c'est l'A-R-G-E-N-T, plus que l'image, voire que la domination. Nous avons tous, un jour ou l'autre, expérimenté le rapport très intéressant entre l'amitié et l'argent, d'où nos mises en garde et notre perplexité quant à la bonté d'une telle compétition.

Bref, pour faire dans la métaphore pas chère : alors que nous fonçons droit dans le mur, nous appuyons sur l'accélérateur et nous changeons le rétroviseur.









(1) Elles ont d'ailleurs plus ou moins réussi leur pari, grâce à la complaisance des médias mainstream et des milliards d'euros envolés dans des budgets de communication et de publicité.

(2) A qui nous ferons aimablement remarquer que le vote des femmes, la reconnaissance des droits des enfants, la séparation entre l'Eglise et l'Etat, ainsi que le capitalisme lui-même, ont un jour été des utopies.

(3) Selon des méthodes très bien décrites dans cet article de Frédéric Lordon : http://www.monde-diplomatique.fr/2010/02/LORDON/18789

(4) Pour les sceptiques ou réfractaires aux affirmations péremptoires, je recommande des lectures du Canard Enchaîné, du Monde Diplomatique ou encore du fil rezo.net (entre autres), où l'on trouve bon nombre de sources qui allèguent les assertions de cet article. Si tout n'est pas annoté, voyez-y de la flemme et non une quelconque malice.

(5) Ma mémoire vacille, mais il existe une sorte de "point de crédit terrestre". Créé par une ONG dont je n'ai plus le nom en tête, avec comme critique principale le fait qu'il ne prenne que en compte que des estimations des ressources naturelles à l'échelle planétaire (estimations réalistes, ceci dit). Ce "point" est utile car il permet une compréhension simple, "économique" même, de la surexploitation des ressources. Il s'agit de définir le jour de l'année où l'on a épuisé le stock annuel de ressources naturelles de la planète. Lors de ma première année universitaire en environnement, ce jour était situé en octobre. Lors de ma troisième année, en septembre.

(6) Voir à ce sujet le très riche blog Greek Crisis : http://www.greekcrisis.fr/

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